Chirac, Jospin et leurs amis ont beau faire : multiplier les interventions "officielles" dans la campagne, taper plus ou moins ouvertement sur Laurent Fabius, faire venir en renfort tout le gratin du socialisme européen, gloser indéfiniment sur le texte proto-fédéral accouché du conclave européen semble ne servir de rien. Les Français n'ont pas l'air de vouloir les écouter et ils commencent même, semble-t-il, à s'impatienter d'entendre les appels au "sens des responsabilités" proférés par des gens qui n'en ont pas toujours donné l'exemple. Pas plus que bien d'autres Européens, ils ne sont prêts à accepter qu'on leur vende la coopérative européenne comme une boîte aux promesses politiques : ils connaissent trop bien le boniment chiraquien.
Les Français sont loin d'être les seuls à réagir : aux Pays-Bas, la victoire du "non" se profile ; au Royaume-Uni, Blair recule. En Rheinland-Westfalen, le SPD (et les Verts) ont subi une défaite historique dans un état fédéral gouverné depuis des décennies par les socialistes. Les analyses (lisibles par exemple sur le site du ZDF) font ressortir une profonde incompréhension pour des "réformes" dont les résultats positifs, pour les populations victimes de la crise économique, tardent terriblement à venir -s'ils viennent un jour (et pourtant, le premier ministre du Land est plutôt apprécié à titre personnel). Ils font aussi ressortir la perte de vitesse du parti vert et l'on comprend dès lors le zèle considérable déployé par le chancelier et aussi par Daniel COHN-BENDIT, chef du groupe Vert au parlement européen, pour intervenir dans nos choix : même à l'arraché, un oui français viendrait à point pour arranger leurs affaires, qui ne vont pas très bien.
La France est donc loin d'être le mouton noir de l'Europe. Et quoiqu'en dise le sieur COHN-BENDIT, les Français ne sont pas des bêtes qui ne veulent pas comprendre où est leur bien. Au contraire, ils posent, en particulier à gauche, des questions gênantes auxquelles l'establishment politique refuse de répondre. La principale me semble être celle-ci : pourquoi beaucoup de "socialistes" européens s'obstinent-ils à confondre le constat que l'économie de marché existe depuis toujours -constat qui n'implique aucune adhésion particulière- avec un réflexe conformiste par rapport aux théories libérales ? Le fait d'avoir, pour beaucoup d'entre eux, une culture de hauts fonctionnaires n'ayant fait au mieux que des "stages" sans risque et à haut niveau dans le secteur privé, n'explique pas tout.
La carence de la pensée économique sociale, l'audience insuffisante de la sociologie moderne et de la recherche en général, l'indigestion d'information qui conduit au comportement moutonnier ont aussi leur part dans ce désolant constat : la pensée de gauche est profondément contaminée par le libéralisme. Celui-ci est devenu, par un paradoxal retour des choses, plus matérialiste encore que le matérialisme historique qu'il a victorieusement combattu, tout au moins à travers son avatar marxiste-léniniste. Et sous prétexte de réalisme, de mondialisation, d'acceptation de rapports de force soi-disant définitifs avec l'hyperpuissance américaine, on en vient parfois, dans les rangs des leaders socialistes européens comme d'ailleurs dans ceux des Verts, à jouer sur les deux tableaux.
D'une part, on spécule sur la légitimité historique, l'ambiance de l'Internationale, la discipline de parti, les drapeaux rouges ou verts, les discours ronflants sur l' avenir social. On invoque sans cesse la solidarité, la fraternité, la laïcité et des tas de mots en "té" ou en "isme" (en français) censés justifier la fidélité électorale des ci-devant masses laborieuses. On voudrait bien aussi, parfois, bénéficier de la double représentation : une première fois grâce à la démocratie représentative et une seconde à travers la "société civile".
De l'autre on privatise à tour de bras, on en rajoute même parfois sur la banalisation du service public, on laisse aller le démantèlement de l'Etat, on ressort même faute de mieux la théorie de l'économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft) qui reste un concept fondamentalement libéral, on maintient voire on développe certains privilèges économiques ou sociaux, on joue l'égoïsme social plutôt que la satisfaction des besoins de tous et pour finir l'atlantisme (vous comprenez, il faut bien changer et tout va si vite..).
Cette forme de schizophrénie ne peut, au bout d'un certain temps, qu' éveiller chez ceux qui souffrent dans leur vie quotidienne le sentiment d'être bernés. Ils ont donné leurs voix aux "socialistes", au sens générique du terme et se retrouvent avec une politique qui n'a pas grand'chose de socialiste. Mais ce qui est plus grave, on ne leur apporte aucun espoir, aucun projet concret qui justifierait les efforts réalisés par les classes populaires et plus généralement par ceux qui encaissent les dommages collatéraux du libéralisme et de la gestion technocratique de nombreux problèmes. Consommez, d'abord !
Où sont les perspectives pour les personnes vieillissantes à qui l'on fait maintenant la charité nationale ? Où sont les projets pour développer la satisfaction des besoins essentiels : emploi, logement, éducation ? Dès qu'on recherche des solutions, un silence assourdissant monte des rangs des partis. On reste dans l'attente d'une nouvelle approche keynésienne qui, au lieu de chercher à hiérarchiser le secteur public et le secteur privé au bénéfice de ce dernier, attellerait l'un et l'autre au service du bien commun.
Dans ce contexte, la future "Europe sociale", nouvelle invention des Pangloss modernes, ressemble un peu à la carotte qui se balance devant le nez de l'âne et qui est suspendue à une canne à pêche attachée au bât : plus l'âne avance, plus la carotte recule. L'économie européenne de consommation peine de plus en plus à soutenir la croissance alors que les Etats-Unis bénéficient de la traction des dépenses de défense et du crédit international et la Chine de l'explosion de marchés que nous avons nous-mêmes définis, en plus du sien. L'économie industrielle de l'Europe tend à se voir de plus en plus substituer celle du commerce, ce qui est à partir d'un certain point dangereux. Et nos agriculteurs de la terre ou de la mer sont devenus les hilotes de l'administration européenne, criblés de dettes et dépendant de la dernière circulaire de Bruxelles. Les problèmes sociaux fondamentaux : déficit éducatif, vieillissement global de la population, urbanisme inadapté, marchandisation de la santé, ne sont pas approchés au fond par de nombreux gouvernements. Quant à la "gouvernance européenne", on voit mal en quoi elle pourrait séduire quiconque et en particulier ceux qui en ont déjà fait l'expérience. Cela n'implique nullement de contester les mérites d'une confédération européenne, tant qu'elle ne se pique pas de se transformer en gouvernement fédéral d'une tour de Babel plus technocratique encore que les Etats existants.
Cette profonde insatisfaction se double, en France, d'une véritable inquiétude quant au devenir national. Qu'on le veuille ou non, la France n'est pas un pays européen comme les autres. Comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Chine ou le Portugal, elle n'est pas responsable de son seul destin mais aussi de celui de l'avenir d'une langue, d'une vision sociétale particulière assise sur un droit, une éducation, des principes de civilisation et une dialectique particulière de l'Etat. Cette vision, de très nombreux autres pays liés à la France par l'Histoire la partagent plus ou moins et de ce fait, la France n'est pas comptable seulement de son propre avenir mais de celui d'une alternative culturelle globale dans le monde. C'est un état souverain, au plein sens du terme, qui pratique une idéologie spécifique et exemplaire.
Aussi la majorité des Français ne souhaite-t-elle visiblement pas, à ce stade tout au moins, se fondre dans un système pratiquement inféodé à une idéologie chrétienne-démocrate respectable, sans doute, mais qui n'est pas la leur. De plus, au delà de sa propre existence et de principes généraux que toute démocratie moderne peut s'approprier, ce système n'a pas d'idéologie autre qu'économique. Or, les Français viennent de percevoir qu'à travers la rénovation des traités européens, "on" cherchait à leur vendre une France docile et muselée, qui parle quand c'est son tour dans un concert européen : en quelque sorte ils réagissent à Maastricht avec un temps de retard, ce que ne manquent pas de leur reprocher les Yes-men officiels. C'est leur droit cependant et la notion de peuple n'est pas en soi condamnable : que ceux qui sont prêts au nom du "réalisme" à accepter l'atlantisme européen, donc le leadership d'une nation ou rêvent d'une Europe fédérale et régionale qui prétend en constituer une et mêm plusieurs, y songent : la taille seule justifierait-elle le sentiment national et communautaire ? Que MM. Juncker et Barroso, qui à tout hasard parlent maintenant d'un second referendum, y songent : il ne fait pas bon jouer la carte forcée et s'ils le faisaient, ce seraient eux qui mettraient en jeu l'"avenir de l'Europe".
Déception sociale, inquiétude nationale, comment s'étonner que les Français refusent la fuite en avant et, avec bien d'autres Européens, n'acceptent pas, particulièrement à gauche, que leurs politiques les abandonnent et leur tiennent des discours décalés ? Mieux vaudrait chercher à les comprendre et à leur apporter les projets qu'ils attendent au lieu de leur reprocher d'être à la remorque de leaders trop divers. Y voir une contradiction, c'est impliquer que les Français sont inféodés à des partis ce que, Dieu merci, ils ne sont pas. N'inversons pas les valeurs : dans un cocktail ce ne sont pas les Français qui sont les glaçons et la classe politique, le barman. Le barman, c'est bien le peuple et le mélange est souvent bon à l'arrivée, si le barman sait bien secouer les ingrédients et les glaçons...dans son shaker.
Dimanche soir, nous seront fixés et il est fort possible que la France, comme elle l'a souvent fait dans son histoire, sache aiguiller une inflexion vers le futur qui engage aussi celui d'autres pays en refusant le fédéralisme qu'on lui vend sous prétexte d'améliorer les traités. Le train de l'Europe doit aller à la bonne vitesse sur la bonne voie, celle d'une libre confédération d'états européens où la France puisse garder ses marges de manoeuvre, affirmer sa vocation spécifique et s'inventer un nouvel avenir. C'est tout le sens du vote de dimanche et celui du travail qui reste à faire sur un nouveau Traité. Que ce message, qu'il soit délivré par les Français ou d'autres Européens, arrive à ses destinataires et qu'ils sachent le comprendre, c'est tout ce qu'on peut souhaiter.