Même parmi ceux qui ont longtemps cru au discours libéral sur l'entreprise et en particulier chez les cadres, le doute s'est installé, puis la colère. Dans le temps, l'entreprise licenciait quand elle ne pouvait plus faire autrement. Puis, elle a licencié quand elle pouvait faire autrement. Aujourd'hui, elle licencie quand elle n'en a pas besoin. Les media bruissent des indemnités pharamineuses versées à des patrons inefficaces pour qu'ils partent ou à des chevaliers d'entreprise attrapés par plus malins qu'eux. En même temps, on commence à remettre les seniors au travail. Devant tout cela, les plus impénitents lecteurs du Point ou du Nouvel Obs voient vaciller leurs convictions.
Ils ne sont pas les seuls cependant. Du côté aussi de ceux qui croyaient à l'entreprise nationale, outil de l'Etat qui incarnait le Service Public, la nécessité de la solidarité économique et sociale ou la continuité du territoire national, on doute aujourd'hui. Ils entendent ceux qui sont censés partager leurs valeurs leur servir un discours qui justifie le démantèlement progressif de leur univers par le caractère majoritaire de la philosophie adverse ou l'inéluctabilité de la mondialisation. Bruxelles sert à la fois de référence pour justifier la privatisation et de bouc émissaire pour ses conséquences. De hauts fonctionnaires -qui ne démissionnent jamais - se montrent, une fois ancrés en politique, les plus acharnés zélateurs de la destruction de la maison publique.
Pourquoi tout cela ? J'aimerais réfléchir avec vous aux raisons de cette double évolution et me demander si elles n'augurent pas de la nécessité, loin des poncifs de la pensée unique, de voir les choses différemment. Et surtout de réagir pour aider à reconstruire, peut-être avec d'autres Européens dignes de ce nom, une idée de l'entreprise qui ne soit pas un simple clone de conceptions importées et sans véritable avenir ou un credo conformiste qui ne peut que mener à la dévalorisation définitive du Politique.
Le discours était bien rodé. Le bonheur social, la réalisation de soi passaient par une société dynamique, portée par l' Economie. Foin de l'Etat, des administrations tâtillonnes et inefficaces nourries par la gloutonnerie fiscale de fonctionnaires trop nombreux et fondamentalement paresseux. Trop d'impôts, de toutes façons. La Consommation, moteur essentiel, doit être portée et nourrie par une entreprise rigoureusement menée où chacun bénéficie d'un management efficace mais attentif et retire les bénéfices de son engagement.
En fait, le monde de l'entreprise a bien évolué. Le cadre n'est pas forcément devenu jetable partout mais il sait que la fidélité qu'il pourra témoigner à son employeur ne sera, à de rares exceptions près, pas payée de retour. Clairement, il croit de moins en moins aux idéologies maison développées par des DRH ingénieux ou des directions générales pratiquant l'autosuggestion voire la tromperie caractérisée. Pourquoi ?
Parce que les exemples de gaspillage social idiot ou de combines inadmissibles du management ou des actionnaires se multiplient, parce que le contrôle politique du système tend à s'évanouir, parce que le système économique lui-même ne sait plus toujours où il en est ni qui dirige la manoeuvre.
Il n'y a pas si longtemps, des dizaines de milliers de gens ont été renvoyés chez eux autour de la cinquantaine. On a brisé des vies professionnelles bien remplies, porté atteinte à la mémoire vivante de nombreuses entreprises et tari une source importante de contributions sociales. Aujourd'hui, à l'exemple de certains pays scandinaves, on redécouvre à la fois les mérites de l'expérience dans l'entreprise, la nécessité économique d'une durée du travail suffisante car les coûts sociaux doivent être équilibrés, l'importance du critère humain dans la décision sociale, en attendant de se rendre compte que la vie n'est pas "finie" avec la retraite ou que le jeunisme n'est pas une bonne idéologie.
Les exemples de combines patronales ne manquent pas non plus : les idéologies imposées de l' équipe qui gagne, de l'entreprise cocoon, du patron omniscient voire le recours à la manipulation intellectuelle pure et simple se sont répandues, générant une impression de tricherie morale quand les faits viennent démentir les discours. Quant à la tricherie financière elle concerne aujourd'hui aussi bien le management qui est sous pression que les actionnaires vendeurs soucieux de déguiser un cheval fourbu en fringant coursier ou encore les raiders qui pratiquent la fuite en avant en bluffant sur leurs moyens réels.
Mais surtout, et c'est sans doute le phénomène essentiel, la définition même de l'entreprise n'est plus respectée. Une entreprise, c'est l'association, en vue d'un but économique mais qui peut être également social, d'un certain nombre de gens qui, rassemblés par l' affectio societatis unissent leurs talents. Ce but est en principe le profit, à réinvestir ou à redistribuer aux porteurs de parts. Ceci implique un minimum de continuité dans la conduite générale de l'entreprise et une implication de l'actionnaire (au sens générique du terme) dans celle-ci. Or on assiste de plus en plus souvent à un divorce complet entre la fonction financière et la fonction sociale de cet actionnaire, phénomène que l'on retrouve d'ailleurs chez l'actionnaire public aussi bien que chez le privé. Il n'y a plus seulement des patrons, mais aussi des actionnaires de rencontre. Tout le monde voit bien qu'une entreprise est, à la limite, d'autant mieux valorisée qu'elle crée davantage de chômage. C'est la perte des repères.
Bien sûr, il existe un très grand nombre d'entreprises qui marchent et où des dirigeants émérites essayent de limiter les dégâts quand il y en a et d'être fair play avec le personnel, quand tout va bien. Il existe même encore, surtout dans le cadre familial, des actionnaires capables de prendre leurs responsabilités et de comprendre que la "philosophie" de l'argent pour lui-même ne mène nulle part sinon à la catastrophe, même pour ses détenteurs. Au total, cependant, le principe que l'entreprise est devenue un actif global que l'on peut échanger, dépecer voire faire disparaître sans tenir compte de sa valeur ajoutée sociale et en se fondant exclusivement sur des considérations de profit privé à court terme pour les non-entrepreneurs actionnaires tend à se généraliser.
Cette idée est inacceptable et elle n'est même pas cohérente avec le libéralisme classique. En effet, il n'est plus question ici de mesurer grâce au profit réalisé la performance de l'entreprise mais en quelque sorte de brûler, de consommer cette performance. C'est un nouvel exemple d'un phénomène de transformation inverse qu'on rencontre de plus en plus aujourd'hui en matière financère : au lieu de transformer des fonds à court terme en vue d'utilisations à moyen terme ce qui est risqué mais peut être géré, on dilapide des moyens financiers ou économiques accumulés pour en tirer un profit à court terme qui disparaît dans la consommation immédiate.
Un fonds de pension, par exemple, est en effet censé apporter à ses membres des perspectives de valorisation de leur retraite. Indépendamment de toute considération nationale (encore que..), à quoi bon prioriser la prise de bénéfices à court terme au travers de l'achat et de la revente d'actifs sociaux si c'est pour nourrir indirectement le chômage et donc la perte d'avantages à la retraite d'autres actifs ? C'est là véritablement, avec en prime un coût social dramatique, vouloir remplir le tonneau des Danaïdes. La pression excessive des actionnaires, stables ou non, n'a guère de sens non plus. C' est en effet en revenir au gouvernement par la terreur qui ne donne pas de meilleurs résultats en économie qu'en politique. Mal contrôlée par le pouvoir politique local et pas du tout par l'échelon européen, une généralisation de la "foire aux entreprises" ne peut que générer l'anxiété, les remous sociaux, l'inquiétude des dirigeants et in fine une baisse de la croissance économique. Et où est l'intérêt de favoriser une situation qui va clairement à l'encontre du fonctionnement du système ? Serait-ce alors parce qu'une fois de plus, certains discourent sur une base libérale mais agissent sur une base nationale, en particulier les grandes entreprises et fonds anglo-saxons ? Là non plus, ça ne tient guère car des entreprises qui fonctionnent sur un marché mondial n'ont guère d'intérêt à casser leur image mondiale.
Evidemment, on peut toujours théoriser sur la base du coût du travail qui serait à ajuster par rapport aux pays émergents européens voire extra-européens, l'ajustement se faisant, précisément, au travers de l'achat ou de la vente plus ou moins "performantes". Là non plus on ne voit pas bien où cette pseudo-logique nous mènerait. Elle est irréaliste car inacceptable socialement et humainement. Elle est contraire à l'évolution des choses si l'on se rappelle par exemple l'exemple du Japon, des petits dragons et de plusieurs pays Européens car c'est évidemment vers l'élévation du niveau de vie des pays émergents qu'il faut, bien entendu, aller et non vers la baisse des nôtres. Elle n'a pour but, en fait, que de maximiser la réalisation de profits dans des mains peu nombreuses et généralement anonymes.
Pourtant, l'entreprise privée reste le porteur essentiel de l'emploi et de la réalisation personnelle de l'homme et, de plus en plus, de la femme. Alors, comment lui redonner davantage de sens et quelle peut être la valeur ajoutée de la gouvernance politique ? Comment continuer à travailler à une économie moderne qui, à la différence du libéralisme qui n'est que la théorisation d'un état de fait, fasse avancer l' Humain au lieu de le faire reculer ?
Probablement faut-il se rapprocher, comme le font de nombreux jeunes entrepreneurs, du concept d'origine. Entreprendre, c'est apporter au travers d' un service ou d'un produit, une idée nouvelle à la vie sociale ou une nouvelle manière de travailler. Mais c'est dans la continuité que le problème se pose. Comment obtenir la base nécessaire au développement durable de l'entreprise et surtout la sécuriser : sécuriser la motivation des partenaires et du personnel, sécuriser leur association à la propriété de l'entreprise, pérenniser la qualité et la créativité du groupe ? Ce sont là les problèmes classiques du management, me direz-vous. Certes, mais sans doute est-ce là que le rôle du politique intervient car c'est un rôle complémentaire que chacun attend, un rôle davantage fait d'appui que de contrôle.
Le chef d'entreprise privée n'attend pas de la puissance publique d'intervenir dans sa création d'emploi. S'il salarie, c'est par rapport à son entreprise et non dans un but social collectif. Par contre il se heurte à un certain nombre de difficultés que l'Etat ou les collectivités territoriales, surtout s'ils ne gaspillaient pas beaucoup d'argent et de créativité dans des politiques parfois illusoires, pourraient l' aider à vaincre.
Il y a la mobilisation du capital nécessaire à la création mais aussi au développement de l'entreprise, à la sécurisation de son "tour de table". Il y a l' effort de recherche et de formation qui représente un investissement considérable. Il y a la protection des ressources intellectuelles et du savoir-faire de l'entreprise. Il y a, surtout, l' organisation du marché des entreprises. Il est souhaitable de laisser la possibilité d'un arbitrage dans les tours de table ou d'un développement des ressources en capital. Il est légitime que tout entrepreneur puisse, le moment venu, être libre de réaliser le résultat de son travail. Mais l'acquisition d'entreprises ne doit pas pour autant devenir un jeu de roulette où le court terme se substitue au moyen terme et la prise de bénéfices à la construction d'une valeur ajoutée. Il est surtout inadmissible que personnel qui, à la différence de l'actionnaire indifférencié, fait partie intégrante de l'entreprise, paye les pots cassés d'une situation qui n'est nullement une simple conséquence de l'économie de marché mais provient d'une regrettable lacune de la législation.
Il est difficilement envisageable et surtout peu réaliste -à l'heure où certains progressistes acceptent l'idée que le principe de la concurrence non faussée peut fonder une Constitution- de porter atteinte à la liberté d'action du dirigeant d'entreprise. On peut par contre rechercher les causes d'un comportement aberrant de sa part et les encadrer. Or ces causes résident principalement, me semble-t-il, dans l'invasion d'un virus intellectuel étranger à l'activité d'un entrepreneur, d'un spam de l'économie en quelque sorte !
Aujourd'hui, pour beaucoup de hauts dirigeants d'entreprise, il ne s'agit plus effet de répondre au marché, ce qui serait légitime, mais aux marchés financiers. La différence, c'est que les marchés financiers, contrairement au marché des produits et services, raisonnent en général à court terme et sur des critères très souvent subjectifs quoique masqués par des indicateurs économiques qui font sérieux mais qui, tout comme les pronostics des chroniqueurs hippiques les plus compétents, influent plutôt sur la réalité des prévisions qu'ils ne la traduisent. En d'autres termes, on ne se concentre plus sur la création de la valeur ajoutée mais sur les conditions de sa valorisation éventuelle en actifs financiers.
Cette nouvelle exigence déshumanise à peu près totalement l'évolution des entreprises privées en solidarisant les dirigeants, non avec ceux qui construisent avec eux, au sein de l'entreprise, la valeur ajoutée sociale et économique mais avec des gens qui ne font qu'en retirer un profit ponctuel, one-shot, et lui sont, à la limite, totalement indifférents. C'est donc aujourd'hui non seulement l'intérêt du citoyen et du salarié mais aussi celui des milieux patronaux voire boursiers que de limiter cette évolution. Comment ? Seule une réflexion large et concertée, pilotée par le politique, pourrait y parvenir.
L'axe de cette réflexion devrait logiquement être, cependant, la stabilisation dans le temps des "tours de table" importants et surtout un travail de fond sur les pactes d'actionnaires et l'accès des nouveaux actionnaires aux majorités. Par ailleurs et simultanément, plutôt que d'encourager objectivement le secteur bancaire et les institutionnels à gagner de l'argent à court terme sur les marchés, à généraliser des produits de clientèle lourdement chargés et à se retirer de leur rôle d'assistance à l'économie, il serait souhaitable de les responsabiliser comme porteurs de la finance d'entreprise.
Cette fonction d'accompagnement, si elle a une utilité fondamentale, a aussi pour les entreprises un coût et exige une discipline qu'il faut savoir accepter. Mais à tout prendre, ne vaut-il pas mieux répondre aux exigences légitimes d'un actionnariat stable et durablement impliqué dans l'entreprise plutôt que de "dégraisser" préventivement une société qui va bien pour la rendre, sous prétexte de mondialisation, appétissante à tel ou tel repreneur indifférencié ? Et pour l'économie, comme pour la politique d'ailleurs, ne vaut-il pas mieux encourager la prise de décisions à moyen terme plutôt qu'une fuite en avant générée par l'appât du gain mais qui ne peut, à terme, qu' engendrer des catastrophes ? En cas de crash boursier important, par exemple, que se passerait-il pour les les ayants-droits des fameux fonds de pension comme pour les salariés des entreprises dans lesquelles ils auront investi et qu'il faudra "réaliser" à la casse ? Silence...
Dans ce domaine comme dans d'autres, il me semble qu'il faudrait revenir aux fondamentaux et que le législateur a aujourd'hui mieux à faire que de fouetter les chevaux fourbus du libéralisme. Pire encore serait la perspective d'une politique de soi-disant "rupture" qui justifierait une accélération dans l'erreur et le retour en arrière. Et il me semble aussi que seule l'union d'un capital stable, de la créativité et du travail des collaborateurs, appuyée sur l'aide d'un législateur clairvoyant, peut fonder le développement durable de l'entreprise privée ou publique, vecteur essentiel de l'emploi et de la réalisation personnelle.
Addendum (cf. commentaire Karlo Massimo) : Il paraît que mon raisonnement s'apparente à celui de M.Peyrelevade. A vrai dire je n'ai pas lu son livre mais je tâcherai de le faire dès que possible ! Quand à l'"union" des forces de l'entreprise, mon idée n'est évidemment pas de faire de l'entreprise (pas plus que de l'administration, de l'association ou de la coopérative, comme de n'importe quelle forme de rassemblement humain en vue de la création d'une valeur ajoutée intellectuelle, sociale ou matérielle) un monde idéal, je la connais suffisamment bien pour cela.
N'empêche que les ingrédients de l'entreprise, qui remontent à bien longtemps, doivent impérativement être dosés et équilibrés en vue de la réussite et pour pouvoir apporter une satisfaction raisonnable d'y travailler. Si le "capital" n'en fait qu'à sa tête, vend et revend sans respect pour la valeur humaine du travail, l'entreprise devient invivable et risque de perdre, de toutes façons, sa capacité de performance. Si le "travail" n'en fait qu'à sa tête, l'entreprise risque de n'être plus concurrentielle . Si le management n'en fait qu'à sa tête, il n'y a plus véritablement d'entreprise car le soutien en moyens matériels (capital) ou humains (travail) fera tôt ou tard défaut. Pour l'instant, c'est clairement le probblème du capitakl qui se pose et auquel il convient de trfouver des solutions : un actionnariat anonyme et volatil est incapable d'apporter à l'entreprise, dans la durée, le soutien matériel mais aussi "humain" dont elle a besoin pour se développer convenablement.