Réforme, rupture. Voici deux termes abondamment cités dans les discours des candidats "nominés" de droite et qui tranchent, intentionnellement peut-être, avec la définition même du conservatisme lequel consiste en principe à bouger le moins possible. Il est vrai qu'en échange, on nous propose parfois, à gauche, d'indexer la politique de la France sur la moyenne pondérée de celle de 24 autres états européens géants ou nains, en d'autres termes de "faire" du conservatisme international inspiré de "valeurs" économiques et confessionnelles...Toujours la perte des repères politiques ! Réforme ou rupture. Avons-nous ici affaire à des mots creux ou ces mots sont-ils porteurs d'une substance politique quelconque qui mériterait intérêt ?
Revenons à nos candidats conservateurs qui sont sous les ordres, dans les stalles de départ de la course d'entraînement du Grand Prix du Président de la République et montent l'un, Réforme, l'autre Rupture. Peut-être ont-ils un peu vite oublié un outsider qu'ils prennent déjà tous deux pour un tocard... mais c'est là une autre histoire.
Ils ont en commun une analyse globale, dont certains media se font d'ailleurs complaisamment et quotidiennement l'écho au travers de leurs chroniqueurs économiques, les mêmes qui nous vendaient il y a peu le Oui au référendum du TCE. Selon cette analyse, la France serait un pays vieilli, où sous l'effet d'un secteur public hypertrophié et d' un "confort" social excessif, on prélèverait trop d'impôts sur le particulier et trop de charges sur l'entrepreneur. L'un serait détourné de consommer suffisamment, l'autre d'entreprendre. Aussi, les deux moteurs de la croissance, fatigués ou usés, ne permettraient-ils plus à notre pays une expansion suffisante pour générer de nouveaux emplois. La "flexibilité" insuffisante de l'emploi, l'insuffisante libéralisation des services publics nuiraient à une concurrence efficace sur les marchés du travail et des services. L'entrepreneur entreprendrait moins, le consommateur consommerait moins et plus cher, les fonctionnaires fonctionneraient trop. En face de ce triste constat, une seule conclusion possible : il faut "réformer" tout cela, et vite !
Mais c'est politiquement bien difficile, surtout dans le court délai qui nous sépare de l'arrivée de la course présidentielle. Et puis, sauf à se lancer lui-même dans ladite course, le propriétaire du cheval Réforme n'est pas, socialement, un révolutionnaire et pour cavalier que soit souvent son discours, son allure est, elle, des plus flottantes. Et il est plus aisé d'annoncer les baisses d'impôts ou la réforme de la taxe professionnelle que de les réaliser à court ou même à moyen terme, sauf à provoquer de dangereuses ruptures sociales. Loin de cravacher donc, son jockey trotte au train et cultive une image évolutive qui aurait l'avantage de pouvoir aussi, en temps utile, rassembler en interne aussi bien qu'en externe. La "réforme" en cours ne porte finalement que sur des sujets politiquement visibles mais économiquement et même budgétairement sans intérêt, tels que la privatisation partielle de quelques entreprises nationales ou celle de l'ISF. Le caractère sensationnel de la démarche occupe le public et la classe politique mais sur le fond il ne se passe rien car la course est, une fois de plus, tactique.
Du côté de Rupture, le calcul est différent. En dramatisant la posture, ce qui n'est d'ailleurs pas étonnant pour un ancien avocat, le cavalier cherche à provoquer le démarrage effectif de son concurrent. Mais ce faisant, il risque lui-même le départ au galop et la disqualification. On s'évertue à donner l'illusion de la nouveauté, à travers la violence du vocabulaire, les attitudes théâtrales ou inattendues, les sous-entendus lourds de menaces. Contredire ses propres sous-ordres en direct, vouloir allier ouverture apparente et fragile détermination, masquer le caractère flou du projet alternatif sous l'affirmation brutale d'une rupture, avec quoi et avec qui, c'est tout le personnage. La cravache brandie impressionne peut-être la monture umpienne mais pas grand'monde derrière les lisses car ici les propositions ne sont même pas esquissées ou ébauchées. Elles sont carrément absentes ou reprennent sous un autre nom d'anciens schémas.
Dans les deux cas l'imagination, carburant indispensable de toute réforme rompant ou non avec le passé, manque à peu près totalement et ce ne sont que les personnalités ou plutôt les images qui sont en concurrence, non les programmes ou même simplement les idées. Les thèmes éculés par contre, abondent : "Fini les vacances, le peuple doit travailler davantage"; "Trop de fonctionnaires, trop d'Etat"; "Davantage de prestations, moins d'impôts"; "Les avantages personnels motivent le patriotisme d'entreprise". De vraie réflexion économique et politique adaptée à l'époque actuelle et novatrice, point. Une partie de cache-cache avec les nuages de la conjoncture côté Galouzeau, un exercice de style tragi-comique de l'autre. Nous verrons ce que nous réservera la suite de la course mais pour l'instant il n'y a guère de motifs d'être particulièrement optimistes.
Et pourtant, si ce n'était pas dans le nivellement des salaires par le bas, la généralisation de la précarité, les rodomontades sans aucun effet pratique sur le niveau de la sécurité, qu'il fallait rechercher des solutions ? Si la conjoncture internationale soi-disant tirée par le marché américain ne reflétait en fait qu'une prise permanente d'initiatives par l'hyper-puissance sur des bases de dépense publique financée par le crédit international et dont les marchés ne font qu'enregistrer et sanctionnée une dérivée, à savoir les commandes passées aux grandes entreprises internationales ? Si la politique - à travers une nouvelle planification d'investissements européens et nationaux- pouvait retrouver un rôle positif et constructeur dans son rapport à l'économie, au lieu du rôle gaspilleur, guerrier et destructeur des ressources planétaires qu'elle joue souvent ?
N'en déplaise à nos Chicago Boys hexagonaux, c'est l'initiative et l'affirmation de soi dans le concert international qui sont le moteur d'un pays en expansion économique et culturelle et non la rétractation sociale, humaine et politique. La réforme est bel est bien nécessaire, mais ce n'est pas une réforme purement négative qui s'attaque au "trop de.." avant de se poser la question des moyens et des fins, c'est une réforme intelligente. Ainsi, il n'y a pas "trop de dépenses sociales" : il y a la question de savoir comment les Français devront financer un niveau de sécurité sociale et médicale exemplaire. Il n'y a pas "trop de dépenses de défense" : il y a la question de savoir comment et à qui répercuter les coûts que le contribuable français supporte dans l'intérêt de la sécurité européenne. Le niveau de salaires et de charges n'est pas en soi "excessif", il doit être mis en relation avec la valeur ajoutée et le niveau d'imposition directe susceptible de financer des retraites suffisantes. La charge de l'emprunt n'est pas une mauvaise chose en France et une bonne aux Etats-Unis, du moment qu'elle finance des investissements porteurs d'avenir et non des déficits que devrait financer, précisément, l'impôt direct. Et ce n'est certes pas avec des cadeaux faits aux porteurs de stocks-options issus ou non de l'ENA qu'on préviendra l'expatriation des capitaux, c'est par une réglementation européenne et française stricte sur la permanence des capitaux d'entreprise. La question des retraites, liée au temps de travail et à la durée de l'emploi est essentielle, elle ne peut se résoudre que dans une concertation globale qui instruira le vote des Français car elle dépasse le niveau gouvernemental. Enfin, il n'y a pas "trop d'Etat", il y a la nécessité que l'Etat apporte une véritable valeur ajoutée et la seule avancée réalisée dans le sens d'une meilleure évaluation des politiques publiques -sanctionnée par la loi LOLF- n'est guère imputable à nos deux candidats.
Or a-t-on ouï, sur Rupture ou sur Réforme, parler clairement et autrement que sur un plan anecdotique de ces questions essentielles et aussi d'autres sujets fondamentaux comme l'urbanisme, les transports, la garantie de l'accès de tous à une énergie bon marché, au logement, à la citoyenneté pleine et entière. C'est bien ici que l'on boucle : sous prétexte de modernité, le discours de nos deux candidats conservateurs renoue bien avec les vieilles antiennes. Il n'entend pas vraiment réformer mais au contraire ramener un cadre ancien, où les plus riches -qui ne sont pas forcément les plus entrepreneurs- reprennent le haut du pavé, où règnent les impôts indirects qui taxent le plus les petits revenus, où la flexibilité s'exprime à fond en défaveur des plus démunis, où l'insécurité n'est pas la conséquence d'un déficit éducatif, d'erreurs d'urbanisme et du manque de moyens de la justice mais le fait exclusif d'une incertaine "racaille" que l' on vilipende à micro que veux-tu. Un monde où l'"Europe" bourgeoise communierait autour de la concurrence la moins faussée et d'un ultramontanisme qui revient très fort.
Ainsi donc les deux poulains de la droite ne sont séparés qu'en tactique. L'idée qui les rassemble n'est pas de découvrir un nouvel élan. Elle est de gouverner la France sur la base des bons vieux idéaux conservateurs. Cette tendance porte un nom, c'est celui de Réaction. Sans incarner encore le côté excessif du terme, elle ne peut que l'avoir pour fin ultime car le manque d'énergie autonome, la défausse sur une "Europe" de plus en plus conservatrice, la destruction permanente des structures solides du pays sans qu'elles soient remplacées par une armature moderne tendue vers un but politique positif, la gourmandise des milieux patronaux, la surenchère avec l'extrême-droite, tout cela ne peut que déboucher non sur l'avenir, mais une situation de crise sociale et d'impasse politique. C'est précisément cet enchaînement qu'il nous faut rompre, par nos votes et par un comportement politique exigeant.