L’idée d’un droit au logement opposable est, en soi, relativement simple et cohérente. Soutenue par des parlementaires et experts de tous bords, elle consiste en substance à affirmer qu’un principe déjà reconnu nationalement et internationalement – le droit au logement- n’a vraiment de sens que s’il en existe un garant d’application. Certains pays ou régions politiquement actives comme l’Ecosse ont décidé de tenter l’expérience (à partir de 2012 pour cette dernière) en élargissant progressivement le champ d’application de la mesure, autrement dit le périmètre des publics concernés.
Le Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées, présidé par Xavier Emmanuelli, souhaite à ce propos élaborer une charte qui permettrait à des communes volontaires d’avancer dans ce domaine. C’est dans ce cadre que l’A.M.I.F. (Association des Maires d'Ile-de- France) a été consultée et que j'ai commis ce petit exposé.
Bien évidemment et contrairement à un préjugé tenace répandu dans certains milieux, l’immense majorité des authentiques élus de terrain mène quotidiennement une lutte active pour tenter de faire face au problème du défaut de logement. Ils adhèrent donc naturellement et, de plus, pratiquement, au principe de l’application effective d’un principe humain et totalement légitime : tout être humain a droit à un toit et il doit pouvoir s’adresser à qui de droit pour l’obtenir dans des délais raisonnables. On passe de l’obligation de moyen à l’obligation de résultat.
On pourrait donc reformuler ainsi ce principe :
Il s’agit de loger d’abord ceux qui en ont le plus besoin, sans considération de leurs revenus et qui adhèrent au contrat social : « je bénéficie de la solidarité sociale mais je contribue aussi au bien-être et à la paix de la société à la mesure de mes moyens, en attendant de pouvoir, au terme d’un parcours aidé, me loger normalement dans le marché ».
Rappel de la situation de fait en France
Le fonctionnement de l’attribution du logement social est en France une affaire extrêmement complexe qui met en jeu différents partenaires.
Ceux-ci partagent en théorie le principe susdit mais, en pratique, sont guidés par des considérations et des contraintes (financières, sécuritaires, administratives, foncières voire politiques) qui viennent souvent prendre le pas sur un objectif essentiel, tous au moins tel que le conçoivent la plupart des maires et élus locaux de tous bords.
Ces partenaires sont au plan politique bien sûr l’Etat au travers de différents ministères et organismes mais aussi les régions, les départements, les EPCI, les communes. Au plan opérationnel : les ESH, les Offices d’HLM, les sociétés coopératives, certaines SEM. Le secteur privé peut lui aussi être concerné au travers des lois Besson par exemple, ainsi que les Asssociations (très actives en faveur des publics défavorisés) et les PACT/ARIM. Mais il y a aussi au plan financier les CIL, les investisseurs institutionnels etc. Enfin, au plan de l’urbanisme, on assiste à la relance de l’idée d’agences foncières (5 en région parisienne), censées pallier un obstacle fondamental : la rareté et la cherté du foncier.
En entremêlant responsabilités et obligations, la décentralisation, irréversible maintenant, n’a d’ailleurs guère arrangé les choses et l’on voit dans certains cas départements et EPCI se disputer la gestion des aides à la pierre, qui ne sont rien d’autre au fond que la redistribution d’une aide nationale.
Ainsi, l’Union des HLM semble toujours considérer que la « classe moyenne » reste le titulaire essentiel de l’attribution des logements qu’elle construit ou gère au travers de ses membres et qu’il est légitime qu’un locataire, quelle que soit l’évolution de ses revenus, ne quitte plus un logement qui lui a été un jour attribué. Or, cette « classe moyenne » définie par le niveau des plafonds de ressources justifiant l’octroi d’un logement social, est devenue très majoritaire en Région Ile-de-France à l’heure actuelle et il est mathématiquement impossible, au rythme actuel des constructions et en maintenant le principe du maintien indéfini dans les lieux, de seulement s’approcher des besoins ainsi définis.
Dans ces conditions on s’éloigne de plus en plus dans les faits (fonctionnement des commissions d’attribution au détriments des publics jugés non solvables, maintien dans les lieux de publics jouissant de privilèges divers parfois héréditaires !) du principe susdit.
On assiste même au fonctionnement d’une forme de coalition objective du rejet des publics en difficulté, extrêmement efficace dans un pays où le logement social est principalement défini par son financement et où celui-ci est réservé aux organismes HLM.
Cette coalition, source des inquiétudes légitimes du haut Comité, unit quelques élus qui ont réussi à faire, jusqu’à la mise en place de la loi SRU, prévaloir le principe « pas chez moi », certains bailleurs au nom du combat pour la solvabilité de leurs clients-locataires, l’Etat aussi qui, au travers de Bercy et schématiquement bien sûr, cherche à faire des économies en manipulant les robinets des services distributeurs. Ainsi les DDE, gestionnaires de l’aide de l’Etat, s’attachent-elles en effet de plus en plus souvent à des considérations inspirées d’un rapport de force qui les oppose aux bailleurs, telles que le pourcentage de fonds propres investi par ces derniers dans le opérations.
Un certain nombre de « politiques » nationaux qui font du thème du logement social un outil de communication sans entrer véritablement dans le dossier, n’arrangent pas les choses. Ils restent guidés par une approche à la fois craintive et quelque peu clientéliste, peu susceptible d’amener des solutions à un problème gravissime.
Ces comportement aboutissent en effet à superposer d’innombrables textes nouveaux et contraintes qui paralysent l’action en restreignant les ressources, en faisant s’entrechoquer les priorités d’accès à une ressource de plus en plus rare et en générant des conflits d’attribution (Régions, Départements, EPCI).
Or le problème des maires, dans la mesure où ils pourraient faire valoir « leurs » priorités sociales non seulement à l’attribution mais dans la gestion du parc, n’est pas qu’on leur dise quels seraient les publics les plus prioritaires parmi tous ceux qui le sont mais qu’on aille dans le sens d’une amélioration de l’offre, laquelle provient nécessairement des constructions et surtout des congés.
S’il n’y a plus de congés en nombre significatif et que la construction est réservée aux publics solvables, que fait-on ?
Dans ces conditions l’institution prise globalement ne se sent, on le voit, pas spécialement concernée par les publics en urgence et lorsqu’on en vient à parler d’opposabilité il convient d’abord de savoir de qui l’on parle, tant en termes de publics bénéficiaires qu’en tant qu’institution(s) responsable(s).
Les publics bénéficiaires
Il y a bien sûr toutes les personnes handicapées par la situation économique : perte momentanée ou prolongée de l’emploi, emploi intermittent.
Il y a les urgences « politiques » telles que par exemple les personnes en situation administrative irrégulière et leurs familles.
Il y a les publics aux besoins spécifiques (gens du voyage par exemple)
Il y a les urgences familiales ou sociales diverses, que l’évolution sociale en zone dense génère en nombre constamment accru (victimes de divorces impromptus ou non, de violences familiales, incapables juridiques etc.)
Il y a de nombreux couples jeunes, incapables même s’ils sont titulaires de revenus, de payer le coût global de l’entrée en société.
Il y a et il y aura de plus en plus les personnes âgées, prises entre la pénurie de logement social et l’impossibilité de faire face aux coûts résidentiels voire de trouver une place. Ici aussi, l’application irraisonnée du principe de précaution et du principe « le locatif ou la mort » qui régit le logement social en France risquent de provoquer au plus mauvais moment une baisse de l’offre accessible aux faibles revenus et de mettre en situation d’urgence de nouveaux publics !
Il y enfin les « vraies fausses urgences » générées par des publics peu nombreux mais difficiles, qui n’acceptent pas vraiment le contrat social voire l’exploitent au titre par exemple du droit au maintien dans les lieux et génèrent des difficultés dans leur environnement . Dans ce cas l’urgence n’est pas légitime, mais elle peut être factuelle.
Les institutions responsables
Dans le contexte de plus en plus complexe du logement social opérationnel, il apparaît délicat de responsabiliser un opérateur plutôt qu’un autre.
Les communes ? Ce serait particulièrement injuste, dans la mesure où certaines ont beaucoup fait et se voient en pratique demander toujours davantage, d’autres au contraire ont organisé leur insolvabilité au niveau de la contribution au logement social voire s’en glorifient impunément et sans complexes ! Comment demander aux premières d’assumer en plus une responsabilité juridique lourde et potentiellement coûteuse qui ne pourra que les désigner à l’afflux de candidats ou au contraire à la vindicte associative ou publique ? Quant aux autres, il y a peu de chances qu’elles se déclarent volontaires.
Les Régions, départements ou EPCI ? Ils ont l’avantage de la taille, de la « surface » financière. Ils disposent généralement de services professionnels capables de gérer des situations complexes. Mais, suite à des contradictions politiques, ils ne détiennent les uns et les autres qu’un morceau de la clé et refuseront certainement, dans ces conditions, d’être le titulaire unique de la responsabilité. Mais le principe d’une responsabilité in solidum de ces entités publiques à l’intérieur d’un espace donné pourrait, s’il tient juridiquement la route, être étudié et il aurait l’avantage de stimuler leur coopération et non l’opposition parfois puérile entre des intérêts « politiques » à laquelle elles se livrent parfois.
Les bailleurs sociaux ? Pourquoi, pour certains types de publics, ne pas développer une opposabilité nationale « type FNAIM » ? Il nous paraît totalement anormal en effet qu’au nom de conception théoriquement sociales (la fameuse « classe moyenne » ou la très contestable « mixité sociale » réduite aux acquêts HLM) on accepte que les titulaires monopolistiques de l’aide financière publique s’octroient le droit d’exclure des publics faiblement solvables mais honnêtes et en vrai besoin, au bénéfice de titulaires qui n’ont aucune raison de bénéficier indéfiniment d’une rente sociale. La pénurie générale plonge des dizaines de milliers de familles dans une misère ouverte ou rampante, c’est inacceptable et il pourrait par conséquent leur être fait une place.
Un protocole global avec le Mouvement HLM pourrait inclure le retour dans le temps au droit commun en matière de baux qui ne protègeraient plus que les locataires répondant au double critère d’un plafond de ressources actualisé et de la possession paisible des lieux, une garantie effective des loyers par l’Etat ou les collectivités locales en dessous de certains plafonds de ressources.
En échange, il y aurait précisément l’acceptation d’une opposabilité catégorielle valable sur l’ensemble du parc social et contre-garantie par un vecteur financier issu de l’Union des HLM (qui na pas de substance financière opérationnelle) laquelle pourrait ainsi disperser le risque et le répartir.
La voie serait alors ouverte à des expériences d’opposabilité sous la forme de garanties conjointes entre collectivités territoriales (EPCI/départements, Région et organismes HLM) vis-à-vis de publics précis.
L’Etat ? Oui, bien sûr. Mais à condition que cela ne se traduise pas par un retour à une bureaucratisation aveugle du système au travers de « contingents » préfecture, de l’arbitraire entre les communes jugées amies ou non du pouvoir du moment et surtout de critères d’urgence qui ne s’apprécient que localement et qui se contredisent souvent entre eux, finissant par exclure les titulaires légitimes et de longue date d’un droit au logement de toute chance d’en obtenir un…
Nous recommanderions plutôt que l’Etat assume dans ce domaine un rôle subsidiaire mais effectif de deuxième rideau : en fonction du demandeur, l’opposabilité se développerait d’abord vis-à-vis du bailleur in solidum avec la ou les collectivités de rattachement de la demande. Celles-ci pourraient à leur tour faire valoir auprès de l’Etat une priorité de soutien dans un laps de temps donné. Encore faudrait-il que ledit Etat, qui aujourd’hui ne paie pas aux HLM les sommes qu’il leur doit au titre de la garantie locative, change de comportement ; l’opposabilité devrait donc s’appliquer à lui à ce titre.
Tout cela reste à étudier, à approfondir mais une porte s’est ouverte, par laquelle il convient d’entrer dans une pièce nouvelle et d’y travailler. Faisons confiance à la créativité des juristes –car nous en avons d’excellents - pour inventer les vecteurs nécessaires et favoriser dans ce cas une justice simple et rapide. La mise en place sera longue mais les principes sont justes et fermes donc pourquoi reculer ?
Théorie juridique et pratique : vers une institution spécifique ou le retour aux principes
En conclusion, nous voudrions faire valoir que, quels que soient les mérites du Droit, il ne saurait se substituer à la réalité d’une société de fonctionnement libéral, « européen » ou libre suivant qu’on voudra l’appeler.
Après avoir admis le principe d’une opposabilité juste garantissant le droit au logement (et non le droit au maintien indéfini d’avantages sociaux non justifiés), il convient de dire aussi que la meilleure opposabilité c’est celle qui n’a pas ou plus besoin d’être actionnée.
Dès lors, deux voies s’offrent par rapport à un système HLM monopolistique.
- La première serait d’obtenir que ce « système » réintègre ses exclus au travers par exemple des voies ci-dessus esquissées. Il devrait pour cela développer de nouvelles formules de construction d’urgence en coopération avec les collectivités, actualiser progressivement sa clientèle locative, travailler sur la construction en accession, utiliser de nouvelles techniques d’assurance, bref se fixer pour objectif de recaler « vers le bas » (en termes de revenus) son ciblage clientèle en zone tendue (en clair, l'Ile-de-France et les zones de fort développement économique ou frontalières). Soulignons à ce propos à quel point l’innovation, qu’elle soit de nature technique, urbanistique, juridique ou financière, devrait à nouveau être valorisée comme elle l’est grâce à certains élus. La routine, qu’inspire un système de plus en plus administratif ne permettra jamais de résoudre des besoins sociaux de plus en plus criants.
- Ou bien, il refuse de le faire et se conforte dans la situation actuelle et il doit alors accepter de perdre son monopole et prendre pour partenaires principaux les locataires eux-mêmes qui deviendraient en quelque sorte coopérateurs, et les entreprises au travers du 1%.
Sans recréer pour autant une nouvelle SONACOTRA (modèle d’origine), l’Etat et les collectivités devront alors se désengager au moins partiellement d’une construction sociale devenue de moins en moins sociale et envisager ensemble de satisfaire tous les besoins sociaux de logement, pour tous ceux qui vivent dans notre pays sans autre considération que celle du contrat social.
C’est peut-être la problématique que la question du logement social opposable
a le mérite de nous rappeler. Ces quelques lignes ne constituent, faute de temps, qu’une première et schématique réaction face à une idée intéressante et globalement positive mais qui impérativement doit être adaptée au contexte français, original dans le contexte européen et beaucoup plus structuré dans l’ensemble que ceux de nos voisins européens. C’est donc avec détermination mais précaution et hauteur de vues qu’il convient de procéder si l’on veut que le remède ne soit pas pire que le mal qu’il prétend guérir : l’exclusion.