Dans notre dernière note, nous évoquions, au titre des conséquences à tirer de la crise actuelle, la nécessité pour les banquiers et aussi pour les assureurs de revenir à leur métier.
Une seconde conclusion nous paraît concerner la formation et les règles déterminant la carrière de nos élites nationales.
Sans doute faut-il envisager de mettre fin, dans ce domaine, à un certain nombre d'aberrations. Nous vivons en effet une situation dans laquelle les soi-disantes valeurs du libéralisme, reprises en écho depuis des années par le chœur des Européens se trouvent quelque peu ridiculisées, à l'excès peut-être, par le retournement de la situation et où on les voit aujourd'hui battues en brèche par ceux-là mêmes qui en faisaient, hier, des principes intangibles et ont brutalement fait volte-face.
On n'en citera que quelques-unes, complaisamment propagées par le conformisme intellectuel qui semble actuellement régner sans partage : libre-échangisme fondamentaliste accompagné d'une étrange tolérance vis-à-vis des grands groupes apatrides ou dominés par des intérêts anglo-saxons, chasse systématique aux participations publiques, glorification de l'initiative individuelle associée au libre développement des havres financiers, privatisation effrénée de services publics essentiels comme la poste, les transports ou la distribution de l'eau et de l'énergie, priorisation des intérêts égoïstes, vision purement économique des medias et de la culture et de leur articulation à la politique nationale.
C'est sur la formation des élites que nous nous attarderons, car elle est, nous semble-t-il, un élément décisif de la qualité humaine et donc de la conduite du pays.
Il n'est que de voir ce qui se passe dans certaines grandes formations politiques, incapables d'en finir avec des rivalités qui n'ont aucun rapport avec l'idéologie, ou au contraire totalement inféodées à un homme qui est très loin d'être un génie, pour constater que cette qualité n'est pas encore au rendez-vous.
Et, quand le rideau de fumée de l'agitation présidentielle sera retombé, comment oublier que les pertes énormes subies par les grands organismes financiers, l'absence de politiques industrielles intelligentes, la perte d'influence réelle de la France, la casse de notre système de recherche ou la réaction sociale sont bel et bien dues à l'incurie, à l'imprévoyance et parfois au cynisme de bien des dirigeants et non aux Américains, à la fatalité ou au système libéral en général : la spéculation sur le produits dérivés n'est nullement une conséquence inévitable du système et ses dangers étaient parfaitement prévisibles.
Le comportement professionnel ou fonctionnel de nos élites politiques, sociales, économiques, lui-même influencé par leur culture, leur éducation et leur formation est largement responsable de l'évolution actuelle de notre pays et si la gouvernance –et pas seulement le gouvernement- de notre pays ne donne pas satisfaction c'est qu'il faut, tout au moins en partie, mettre en cause le casting et plus généralement le mode de fonctionnement de nos élites prises individuellement ou collectivement en tant que groupe. C'est particulièrement essentiel dans un pays aussi original et influencé par un mode de gouvernance centralisé que le nôtre, surtout lorsqu'il s'agit de pratiquer de vraies réformes ou de faire face à une crise brutale. Et toutes les "régulations" du monde n'ont aucune chance de réussir si les dirigeants politiques et économiques ne se moralisent et surtout ne se disciplinent pas eux-mêmes face aux attraits du gain à court terme. De ce point de vue, les politiques donnent aujourd'hui un très mauvais exemple aux dirigeants économiques.
Les forces
Tout n'est pas noir cependant. En effet, la France a hérité de siècles où elle était fière d'elle-même et assumait sans complexes ni conformisme son modèle autonome de civilisation, une haute administration de grande qualité. Des Rois aux Républiques en passant par les Empires, une longue lignée de grands administrateurs qui n'étaient certes pas des anges à titre personnel mais gardaient le bien public en ligne de mire, a permis d'accroître sans cesse le patrimoine national et de construire de véritables institutions.
Dans l'esprit de perpétuer cette tradition mais aussi de préparer des élites politiques à une France modernisée qui aurait gardé la même posture face au monde, il a été créé, sous le Général de Gaulle, l'E.N.A. L'idée était intéressante. Malheureusement, comme on le verra, cette institution semble bien avoir été détournée de son but.
Parallèlement, le réseau des grandes écoles de commerce s'est étoffé en nombre et en qualité lorsque la mondialisation s'est progressivement remise en place (car elle ne date pas d'hier).
Et, au titre des chantiers majeurs du XIXème et du XXème siècle en particulier, des filières prestigieuses de formation d'ingénieurs se sont développées, qui ont occupé des emplois majeurs et moteurs dans les secteurs privés et publics
Enfin, de façon plus générale, nous disposons d'un système universitaire de grande qualité que beaucoup de pays nous envient, même s'il a aussi ses faiblesses.
Les dérives
Le problème c'est qu'un certain nombre de dérives se sont produites et que ces dérives coïncident avec une période de doute et d'aléas politiques où les dirigeants et malheureusement aussi la plupart de leurs contradicteurs, semblent incapables d'affirmer une politique construite. Une période où l'on voit le cavalier, faute de pouvoir prouver son savoir-faire en menant sa monture à bon port, ne cesser de tirer dans la bouche du cheval et de lui donner des ordres brutaux et contradictoires.
Quelles sont ces dérives ?
- Tout d'abord, qu'une réflexion approfondie sur le type de société que nous voulons construire et sur le rôle de notre pays dans le monde, ce qui est la base de tout, manque absolument. On ne se demande pas quelles administration il nous faut pour charpenter le pays et assurer les missions régaliennes. On pratique la chasse aux emplois publics par principe, jusqu'au jour où, devant les conséquences à court terme de la crise, on fait brutalement volte-face pour nationaliser à tour de bras ou renationaliser ce qu'on voulait privatiser ! Mais cette politique a déjà fait qu' on demande, à tort ou à raison, moins de hauts fonctionnaire. Il en résulte que, la "production" n'ayant pas baissé, la qualité de haut fonctionnaire est devenue, non une fonction mais un statut recherché. En effet la France, et les soi-disant réformes de notre président-ludion n'y ont rien changé voire aggravent le mal, est resté un étrange pays qui associe le néo-colbertisme et le néo-libéralisme ainsi d'ailleurs que le traitement du sujet "décentralisation" le démontre à suffisance. C'est pourquoi l'ENA devient ce qu'elle n'était absolument pas prévue d'être à l'origine, c'est-à-dire une école des cadres du Parti France, qui tend à garder du colbertisme comme du libéralisme leurs mauvais côtés respectifs, c'est-à-dire la technocratie absolue et la perte des valeurs collectives*
- Une autre dérive est le maintien de la coupure entre la France et le monde. Au moment même où l'on se gargarise de mondialisation, la capacité des grands cadres de la France à évoluer en milieu international est restée lamentablement faible, avec une culture générale sociologique, religieuse, politique, linguistique insuffisante. Pourtant, au lieu d'exiger de l'Instruction Publique qu'elle fasse mieux son travail, on se contente de décimer les effectifs d'enseignants et l'on se mêle de l'enseignement de histoire. Ridicule et contre-productif. Résultat : la France est largement discréditée dans le monde, quoiqu'en dise la propagande officielle
- Autre conséquence d'un système fondamentalement axé sur les diplômes, donc de mandarinat au sens chinois du terme : l'insuffisante mixité sociale, à laquelle le pouvoir en place se contente de substituer quelques exemples de discrimination positive. Quant à l'opposition, elle ne fait rien du tout. Le fond de la question, c'est que pour qu'il en soit autrement il faudrait qu'on ait une autre approche de l'Education (et non seulement de l'Instruction Publique), qu'on réintroduise le service national, qu'on ait une autre vision de l'immigration et que la continuité parfaite des territoires nationaux soit assurée. Il ne s'agit pas ici seulement de la couleur mais de l'origine sociale et il est d'ailleurs significatif qu'on associe l'une et l'autre.
- Le dangereux mélange entre l'Administration et la Politique continue ses effets dévastateurs, dans la mesure où les deux ont leur grandeur mais nécessitent des qualités souvent antinomiques. Cela ne veut pas dire qu'un politique ne doive pas être d'abord un bon administrateur au service de la nation, mais qu'il doit agir en chef, non en exécutant. A l'inverse, vouloir faire de la politique en technocrate ne peut mener qu'à l'échec. Or, une grande partie des hauts cadres de la politique française, et pas seulement à gauche, a été formée au creuset de l'ENA (toujours elle) et plus généralement de l'Inspection des Finances
- Une autre dérive, moins évidente mais catastrophique elle aussi, est la fusion entre les fonctions prospectives et les fonctions de gestion : un pays comme la France, dont la pertinence quantitative (en termes d'impact sur le marchés, de poids politique, d'apport scientifique et culturel) devient "limite" suite à la politique malthusienne suivie ces dernières décennies, se doit d'être particulièrement bien géré en matière d'avenir (éducation, recherche, développement culturel, politique internationale, défense, grands projets). Cet effet se trouve d'ailleurs renforcé par le déséquilibre des ressources humaines entre ministères, "Bercy" s'étant hypertrophié par rapport aux autres. Résultat : à chaque remaniement ministériel, les ministres changent bien sûr, ce qui ne change pas grand' chose. Par contre, au travers de leurs nouveaux cabinets la vision juridico-financière et conformiste se répand de plus en plus. Il ne faut sans doute pas voir ailleurs l'origine de l'étonnant esprit d'auto-destruction qui règne, par exemple, aux Affaires Sociales, alors que des besoins criants existent. Comment motiver les troupes dans ces conditions ? C'est clairement impossible.
- De même, sous prétexte de compétence, les postes-clés de surveillance ou d'administration dont dispose l'Etat dans l'économie générale ou spécifique (entreprises publiques par exemple) proviennent essentiellement du même ministère, avec la même vision : investir moins d'argent public ( sous forme de moyens d'investissement par exemple) et obtenir plus de rapport à court terme (car les caisses de l'Etat sont toujours vides). Autrement dit, appliquer à la gestion publique une vision (qui n'est d'ailleurs pas nécessairement la bonne) d'actionnaire privé. Comment s'étonner que les banques, y compris publiques ou coopératives, se soient crues (et se croient toujours) dès lors autorisées à faire n'importe quoi
- Enfin, nos élites, au travers des filtres successifs que constituent le moule inchangé de l'instruction publique, les grandes écoles et souvent l'ENA, se retrouvent peu adaptées aux négociations internationales. Comme on l'a vu lors de la "pré-négociation" du TCE avec la Convention Européenne, on voit coexister dans leur comportement la perte des repères nationaux et l'inaptitude à communiquer avec les autres sur leurs préoccupations et intérêts.
Les conclusions
Ce constat n'est ni destructeur ni masochiste. Il vise simplement à faire prendre conscience de la nécessité qu'il y a à proposer des solutions pour nous autoréformer, car nous sommes solidaires de nos élites. Pas de réformes à la Sarkozy qui pour l'essentiel maintiennent les disfonctionnements voire les aggravent tout en amusant les militants et le public. On peut déjà en esquisser quelques-unes, en commençant par l'aval, ainsi que toute réforme éducative devrait commencer***.
- Une première réforme serait l'interdiction pure et simple du "pantouflage" des fonctionnaires hors-classe sanctionnée par la perte du statut et non par un remboursement non dissuasif compte tenu des salaires d'embauche d'anciens inspecteurs des finances, par exemple. La caste de ces hauts-fonctionnaires a une fonction sociale excessivement importante et irremplaçable : celle de sauvegarder les intérêts de la collectivité dans la jungle des intérêts privés ou vis-à-vis d'autres nations. On l'on décide d'y faire carrière, ou non et les avantages qui en résultent sont nous semble-t-il suffisants et ils peuvent être encore améliorés. Si oui, ce n'est pas pour pratiquer l'alternance avec lesdits intérêts privés.
- La seconde, cohérente avec la première, serait d'interdire l'accès à l'ENA en complément d'études non administratives mais d'y autoriser par contre l'admission de tout élève francophone issu des filières de formation du service public et en particulier aux Belges, Suisses, Canadiens francophones, Africains, Malgaches etc. C'est à l'échelon mondial que l'esprit de corps est intéressant, non pour assurer un conformisme libéral…au sein d'une élite de hauts fonctionnaires !
- La fusion des fonctions publiques, sur lesquelles le dialogue avec les syndicats peut s'approfondir car ils y sont ouverts, serait un indispensable appel d'air pour la circulation des élites administratives et une occasion excellente de "cross-fertilization" comme disent les Anglo-Saxons. Elle doit s'accompagner d'un
- effort de valorisation des acquis de l'expérience beaucoup plus considérable qu'il ne l'est actuellement. L'Administration regorge de talents contractuels, les quasi-fonctionnaires étant souvent mieux rémunérés d'ailleurs que le fonctionnariat mais susceptibles d'être "débarqués" au moment même où ils apportent le plus. Et la situation actuelle démontre à suffisance la vanité des jugements de valeurs
- Par contre la généralisation d'initiatives multi-milieux telles que les IHEDN, IHESI etc. est extrêmement intéressante même s'il ne s'agit pas à proprement parler d'une formation. Pourquoi ne pas l'introduire plus tôt en restaurant un service civil, rémunéré, interministériel ou associatif, obligatoire pour tous les étudiants ?
- Remontant vers l'amont et sortant des formations "nationales", il est important de porter la révolution dans la formation internationale non de quelques élèves mais de tous, car nos élites aussi souffrent d'une formation déficiente jusqu'au ridicule dans ce domaine. C'est de rhétorique (école du raisonnement) et d'aptitude à la communication transfrontières dont on a besoin pour refonder la France de demain, non d'un conformisme intellectuel rendu de plus boiteux par une dépendance totale au français en tant que langue. La formation internationale, en ce compris la parfaite connaissance d'une langue (pas forcément l'anglais d'ailleurs) doit devenir éliminatoire au bac pour les formations générales.
- Il est également essentiel de restaurer et de revaloriser la notion de métier ; ainsi, le métier de l'Education Nationale n'est-il pas d'éduquer mais d'instruire, ce qui est une tâche bien suffisante en soi si on veut la mener à bien. La fonction militaire dépasse aujourd'hui de très loin le seul métier des armes. La recherche a une importance nationalement stratégique parfaitement contradictoire avec ce qu'on veut en faire aujourd'hui. Les grandes sociétés privées ont aussi des responsabilités nationales voire continentales et vouloir les livrer au seul jeu des intérêts mercantiles et privés est non seulement stupide mais contradictoire avec l'intérêt privé lui-même : de tous temps, les marchands ont eu besoin de protection et de règles. Inculquer cet esprit et de façon générale le bon sens, souvent ennemi juré du conformisme, à nos élites est important.
De façon générale, il faut redonner à la priorité à l'éducation sur les savoirs, au bon sens sur les théories et éviter l'abus des disciplines financières et juridiques : ce n'est pas seulement la finance et le droit –de plus en plus anglicisé – qui ont fait la gloire de la France, même s'ils y ont contribué
Pour cela, il est indispensable de décroiser la vision purement juridique et financière (type Bercy) de celle que doivent avoir des planificateurs d'énergie et d'avenir. Tant que la centrale Bercyenne dirigera tout, ce sera impossible. Consacrer un encadrement indépendant de haut niveau à une fonction planificatrice modernisée est donc indispensable. L'introduction à une planification moderne et synthétique des actifs nationaux doit donc devenir un ingrédient indispensable de tous les programmes supérieurs.
En résumé, faire vraiment tomber les cloisons dès l'amont, restaurer l'esprit de service à la nation et de façon plus générale à l'Humanité, investir dans la qualité du raisonnement et dans la culture générale, sortir du mandarinat des examens, travailler le potentiel des hommes et pas seulement le niveau supposé des études, sont les principales directions de travail qui devraient nous permettre de renouer avec la qualité dans la formation de nos élites.
C'est, rappelons-le, l'une des conditions pour que notre nation renoue avec son avenir .
Dans la prochaine note, nous réfléchirons aux rapports qu'entretiennent et peut-être, que devraient entretenir politique et économie. La situation actuelle devrait être l'occasion de remettre en cause un certain nombre de dogmes idiots ou plus modestement d'idées toutes faites dont nous avons tous vu qu'ils peuvent coûter très cher !
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* On atteint le summum de l'aberration lorsqu'on voit certains jeunes diplômés d'écoles comme HEC ou l'ESCP, parfaitement affûtés pour une carrière en entreprise, se croire obligés de "faire l'ENA"…pour retourner ensuite dans le privé ! Le feraient-ils, s'ils (elles) ne pensaient pas que le carnet d'adresse, le "relationnel" et le prestige d'une Ecole (qui d'ailleurs n'en est pas vraiment une, l'essentiel étant appris en préparation) d'Administration publique n'étaient pas de nature à leur fournir, en France, un indispensable "booster" ? Que coûte au contribuable ce petit jeu et combien de places qui pourraient profiter à la diversité sont-elles ainsi confisquées, généralement au bénéfice de l'establishment ?
**Le mythe du non-cumul des mandats, très en vogue à gauche, s'explique facilement : seuls les quinquas politiques issus de l'administration retrouvent automatiquement un emploi en cas d'échec politique et ne courent par conséquent aucun risque professionnel. Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, ne le quittent même pas. Pour les personnes issues du privé, le cumul (dans des proportions raisonnables, évidemment) de certains mandats constitue au contraire une sécurité, dans la mesure où les échéances de ces mandats se chevauchent. Vouloir à tout prix le non-cumul ne peut donc que conduire à faire baisser davantage encore la proportion des cadres politiques non-fonctionnaires. C.Q.F.D.
*** C'est d'ailleurs en général le contraire de ce que fait l'Education Nationale, qui cherche régulièrement à faire croire qu'elle va révolutionner l'enseignement des langues en commençant par la maternelle sans se préoccuper de la méthodologie ni du suivi des cohortes concernées ou de la disponibilité des enseignants et sans changer l'esprit général de sa "méthode" : on enseigne les langues… pour faire passer des examens de langues étrangères par des Français à des Français ! Et guerre aux lycées à sections internationales : mieux vaut que des millions de Français sachent très mal l'anglais (ou autre chose) que certains, très bien, une ou plusieurs langues nationales ou régionales. Quant ceux qui défendent ce très coûteux et irresponsable paradoxe comprendront-ils que l'ignorance n'a jamais constitué une ligne de défense ?